Entrez dans la lumière

« de 6 »

Voyager sur la Loire  

 Texte écrit par Stéphane Lebreton     

Sans doute faut-il apprendre à la découvrir. Il nous appartient sûrement d’en faire la connaissance, intime et personnel. Un sentiment presque incommunicable.

On la rencontre une première fois en empruntant un pont. On la saisit ensuite, au petit matin, en roulant sur une levée. « C’est beau ». Oui, c’est vrai : « c’est beau ». Mais comme peut-être « beau » un coucher de soleil, une plage des tropiques, une tour d’Eiffel dans une ville lumière, une ville lumière dans sa boule à neige, un marché de Noël à Noël. Le « beau » sirupeux, vendu avec son cocktail et ses lunettes de soleil ; le « beau » que l’on lâche facilement du bout des lèvres, en fin de phrase.

Plus tard, on la fréquente nonchalamment au cours d’une promenade sur ses rives, prétexte à une discussion. En la surveillant du coin de l’œil, on glisse un inévitable : « Ah, c’est tout de même magnifique ». On le sait qu’elle est belle. Et si on nous le dit, c’est bien qu’elle doit l’être. Mais ça ne nous atteint pas où il faudrait : au ventre. Ce n’est qu’une beauté théorique qui nous épargne.

Et puis, un jour, on est prêt. Elle s’impose, on s’arrête. On la contemple, elle nous séduit. On se fige, elle nous happe.

Pourtant, rien ne me laissait envisager que j’aurais cette admiration pour la Loire. J’ai grandi sur les bords d’une Garonne canalisée et limoneuse que l’on évite et qui encombre. Jaune de ces limons sous le soleil, elle devient grise et triste le reste du temps. J’ai fini par la respecter en la suivant quand elle se transforme en une Gironde imposante, océanique, déjà atlantique. Mais elle reste si morose les jours maussades… J’ai navigué sur le Ciron – qui connaît le Ciron ? – ferrugineux, aux couleurs orangées sur son lit de sable ondulant. Je me suis baigné dans la Leyre – qui connaît la Leyre ? -, à prononcer en accentuant le « Y » de façon à annoncer son épanouissement dans le delta du bassin arcachonnais. J’ai descendu la Dordogne – tout le monde connaît la Dordogne – dans son écrin patrimonialisé. Je me suis pris d’affection – sauf en été – pour son affluent encaissé, la Vézère et ses petits villages où l’on-cuisine-si-bien.

Mais la Loire ! La Loire, c’est bien autre chose. Presque un autre pays, d’autres coutumes, d’autres paysages. A en faire des chroniques ? Oui ! Il convient à la fois d’en suivre le cours, long et multiple, comme un Bruce Chatwin traque son Chant des pistes, et se fixer attentif sur ses rives pour se faire : Chroniqueur-sur-Loire.

Stephanelebreton10

Texte écrit par Stéphane Lebreton

Universitaire

1 Apollon, le couteau à la main, a tranché la terre. De la plaie béante est sortie le rouge de son sang. De ce dernier, jamais coagulé, coule encore l’encre de ses limons.

La Loire est une aire sacrée. Mais contrairement aux autres téménè, elle accepte les tabous. Mieux, elle s’en nourrit. C’est une porte de mort et de vie. Et, pour cette raison, elle est « porteuse de lumière ». Elle en devient réceptacle. Sa complice, la lumière, n’agit pas pourtant : elle révèle seulement ce qui est et cache ce qui doit l’être.

2  Deux hommes regardent attentivement la même photographie de l’exposition. Peut-être vous. Peut-être eux.

« C’est le côté apollinien…

-Pardon ?

-Je disais que c’était son côté apollinien. Et je crois que je préfère l’autre face. Quand elle se fait dionysiaque, sombre et profonde ; chargée de ses origines : la Loire hivernale…

-En ménade, hystérique et sauvage ? Emplie d’une noire mémoire ?

-Oui, la Loire : notre boueuse ancêtre. J’appelle souvent ses racines.

-Celles qui nous hypnotisent dans les troubles tourbillons.

-Celles-ci mêmes, qui se révulsent et se cabrent dans les méandres…

-Ô Méandre sauveur, sauve-moi et étanche ma soif !

-En rêvant près du fleuve tumultueux, j’ai voué mon imagination à l’eau.

-Et l’eau anonyme sait nos secrets… »

Les deux hommes, d’un même pas, s’éloignent alors que leurs séminales pensées refluent.

3  -« Sur celle-ci, on distingue très bien la plage des nudistes ».

Sa voisine se réécrie.

-« Des nudistes ? Vous voulez dire qu’ils sont complètement nus. Ils ne se baignent pas dans la Loire tout de même ! »

La première ne peut s’empêcher d’arborer un petit sourire ironique.

A priori, les nudistes sont, par définition, complètements nus. Et plusieurs, je le sais, osent descendre dans la rivière ».

La seconde dodeline de la tête, d’un air consterné.

-« Les femmes sont-elles au courant au moins ?

-Au courant de possibles voyeurs ou des risques que comporte la baignade ? Elles sont majeures : je pense qu’elles savent.

-Mais je ne parle pas de pudeur mal placée ou de possibles noyades. C’est de tout autre chose qu’il s’agit, de bien plus important. On n’est jamais sûr de ce que draine la Loire. De qui s’y infiltre ? De qui profite de se cacher dans les eaux maternelles ? Comme en Troade, c’était autrefois la coutume pour les filles qui se mariaient de se baigner dans le cours d’eau. Elles prononçaient alors une formule aussi rituelle que puissante : « Fleuve prends ma virginité ». Mais ces femmes étaient alors conscientes que, dans ces circonstances, elles ne sauraient jamais vraiment qui était le père et qui serait l’enfant ».

4  -« Voyez cette photo-ci, avec les bancs de sable et cette lumière, elle me rappelle le fleuve Niger.

-Je ne connais pas l’Afrique…

-J’y ai fait plusieurs voyages. Au Mali surtout. Je suis tombé amoureux de ce fleuve qui côtoie le désert. L’intensité des couleurs, la vive lumière – presque aveuglante – ne sont sans doute pas pour rien dans mon éveil. Maintenant que cette Afrique de l’Ouest nous est fermée, je me console avec la Loire.

-Liger – Niger : une seule consonne change et l’on se retrouve sur l’un ou l’autre fleuve.

-Oui, comme s’il s’agissait de fleuves jumeaux…

-N’avez-vous jamais constaté que le nom de Niger, « noir », dit presque l’envers de ce cours d’eau qui capture si bien la lumière du soleil d’Afrique. On l’a enténébré en modifiant son appellation quand cette dernière, egerou n-igerou, désignait le « Fleuve des fleuves ».

-C’est un peu la même chose pour la Loire. Liger ne fait référence qu’à la lie, à la boue, au limon… on aurait dû la désigner d’un terme qui se rapprochait de la maternité primordiale de « notre Mère les eaux ».

-Ca ne me dérange pas. Après tout ce qui importe c’est la fertilité : et le limon l’est qui émerge à la lumière ».

5  -« Regardez cette matière ! On comprend que des photographes s’y intéressent.

-Parce que la Loire ensorcelle » précise une jeune femme qui s’esquive aussitôt. Dommage, la discussion s’avérait prometteuse. Mais elle a raison. Et il sait très bien qu’il en est épris. Il aura du mal à s’en éloigner. Parfois, il l’entend couler alors même qu’il est à distance de ses rives. Il a l’impression, pour en sentir la sensuelle influence, que ses eaux se sont déversées dans ses veines. Il peut deviner longtemps à l’avance ses débordements, ses épanchements. Quand cette confluence s’est-elle effectuée ? Il ne saurait le dire. Il a en a perdu le souvenir…

-« Peut-être au-delà de la mémoire ? » souligne une voix claire dont il ne peut, en se retournant, définir la provenance.

L’oubli de l’eau est plus sensible que la perte de la terre. La peine de l’eau est infinie…

6  -« Je me suis déjà installé à l’abri des arches de ce pont. A l’aval des piles, les tourbillons sont dangereux. Il faut y passer le plus rapidement possible en kayak. Sur le Sepik, on raconte que les esprits des Anciens se réfugient dans de tels remous. Il convient d’y prêter attention. Ils sont là, parce qu’il n’ont pas encore trouvé leur maison. Il vaut mieux ne pas s’y attarder sous peine de les voir et de savoir d’où viennent leurs voix. Cette fois-là, je me souviens de m’être détourné des flots tourbillonnants, en pensant à cette histoire, et d’avoir regardé derrière moi, en amont. J’y ai vu alors, dans l’eau s’engouffrant sous le pont, mon visage hirsute et sombre. Et plus encore, mon sourire laid et grimaçant ».

Je sens une présence dans mon dos :

-« Le danger ne se porte pas toujours devant soi. Le plus à craindre se trouve souvent derrière ».

7  Une jeune fille se tient bien droite et regarde. Elle porte son manteau, bleu, à son bras et un petit sac, orné d’un liseré rouge. Elle aimerait bien toucher la surface des photographies de ses doigts, surtout celle-ci, dont émergent des reflets changeants. Mais cela ne se fait pas. Et on lui a demandé d’être sage… comme un image. Sauf que ces images-là ne le sont pas, sages. Elles suscitent, elles tentent, elles invitent. Sur une autre, elle distingue des herbes qui font cheveux. La Loire est-elle blonde ? Et son imagination s’embarque. Elle se raconte des histoires dans lesquelles un roi amoureux de la déesse-fleuve construit une tour sur ses rivages pour caresser ses hanches sableuses…

(…)

Sur les bords de la photo, on a retrouvé son manteau, bleu, et son petit sac, orné d’un liseré rouge.

8  -« A vrai dire, je n’aime pas beaucoup les expos » dit-il l’air goguenard. « Les gens sont souvent pressés. Ils regardent à peine. Ils bavardent souvent… Notez bien que si je suis là, c’est pour faire plaisir un ami » continue-t-il, en prenant un malin plaisir à provoquer une vieille dame toute de noir vêtue, concentrée dans l’observation des détails d’une représentation.

-« Et vous avez bien raison. On ne sait jamais qui l’on croise » répond-elle sans lâcher le cliché des yeux.

-« Je ne vous le fais pas dire » reprend-il mollement, en perdant de sa superbe.

Elle lui fait face.

-« Non, ce n’est pas ce que vous croyez. Je voulais dire que l’on ne sait jamais qui l’on invite. Voyez-vous », dit la vieille femme, en montrant la photographie qui leur fait face, « la croyance superstitieuse, qui avait cours à l’origine de la photographie et qui estimait que l’appareil photo prenait l’âme des personnes, n’est pas forcément dénuée d’intérêt. Elle témoigne peut-être de quelques réalités… »

Le jeune homme ricane.

Elle continue en le fixant froidement :

« Ainsi, en capturant ces images de la Loire, on ne sait jamais quels fantômes on convoque, quelles vieilles âmes on invoque ».

Les commentaires sont clos.